Allocution de Jean-François Bouchard, lauréat du Prix Fleury-Mesplet 2024
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Mme la Présidente du Salon du livre de Montréal, Distingués invités,
Chers collègues, proches et amis,
Quand je jette un regard sur mon parcours, j’y vois un fil conducteur : le combat avec la langue française. Je dis bien « avec » et non « pour ». Je n’ai jamais cessé de me battre avec moi-même pour maîtriser un tant soit peu cette langue dont la première règle est l’exception, et dont la nature indisciplinée se cache sous d’épaisses strates de normes et de lois qui n’ont souvent pas grand-chose de rationnel. Je suis né à une époque où la dyslexie était un mot savant enfermé dans le DSM II et qui ne pavoisera sur les tapis rouges de la neurodivergence que bien plus tard. À 14 ans, je faisais cinquante fautes par dictée. Un de mes professeurs me promettait un brillant avenir : « Tu seras pape ou bandit. » Je vous laisse deviner lequel des deux il imaginait être le scénario le plus détestable…
Pourtant, mystérieusement, très tôt, j’ai été habité d’une forte conviction : la maitrise de la langue, particulièrement la langue écrite, est un pouvoir immense. C’est sans doute ce qui m’a permis de m’acharner à y travailler sans relâche, et jusqu’à ce jour, sans jamais y parvenir tout à fait. Avec le temps, dans mon for intérieur, j’ai pris pour devise une belle formule des rhétoriciens de l’antiquité : « Convaincre est une conquête; toucher est une victoire. » Car maitriser la langue un tant soit peu est une chose, savoir l’utiliser à bon escient en est une autre. J’ai choisi d’en faire un vecteur d’humanité alors qu’il est facile et bien tentant de la pervertir en arme de destruction massive.
Ce choix, il a conditionné mon orientation professionnelle. Je n’ai jamais rêvé d’être écrivain. Je ne réponds pas à la mythique définition de l’éditeur qui l’est devenu faute d’avoir eu le talent d’être auteur. Écrire sans faute trois phrases de suite sujet-verbe-complément me suffit bien assez. J’ai choisi un métier de l’ombre qui met en lumière les œuvres de celles et ceux dont le génie créatif se fraie un chemin dans les interstices de ce chaos organisé qu’est la langue française. Je n’en suis pas jaloux : j’en suis admiratif! Aujourd’hui, alors que j’ai lu des centaines (je n’ose pas dire des milliers) de manuscrits, je peux dire sans hésitation ni flagornerie que je suis encore et toujours émerveillé, ému, touché, enthousiasmé par un texte qui donne à penser, à rêver, à apprendre, à imaginer… Je n’aurais pas duré dans ce métier qui est un véritable artisanat (au sens noble de ce terme) si je n’avais pas été constamment relancé par la création des auteurs, autrices, écrivains, écrivaines, essayistes, traducteurs qui nous rendent plus rêveurs, intelligents, citoyens… en somme, plus humains. C’est à vous, chers auteurs, que je dois ma fidélité à cette profession qui est une fidélité envers vous et un dévouement à la diffusion de la création. Je vous remercie d’avoir donné signification et orientation à ma vie.
L’autre maître-mot de mon parcours est la confiance, cette chose mystérieuse qui est un point de bascule entre le vide et le trop-plein. Je dois beaucoup à quelques personnes qui ont cru en moi plus que je ne l’ai fait moi-même. Elles ont vu ce que je ne voyais pas et elles m’ont poussé à franchir des étapes qui ont été déterminantes. J’en suis infiniment reconnaissant.
Je veux mentionner mon mentor et ami Ronald Albert, dont l’élégance, l’intelligence, l’art de la gestion et l’humour ont inspiré mon parcours professionnel. Je lui dois tout, et un peu plus! Je remercie aussi les patrons qui m’ont confié de grandes responsabilités et qui en ont eu des sueurs froides en certaines circonstances : Michael O’Hearn, Suzanne Spino, Caroline Jamet, Pierre-Elliott Levasseur et André Gagnon Ma motivation s’est aussi nourrie de la confiance qui m’a été manifestée par les équipes de travail que j’ai eu la chance d’animer et qui m’ont obligé à être un moins mauvais dirigeant. Salutations reconnaissantes à mes anciens collègues de Novalis, Bayard Canada et de La Presse, et aux actuels de Groupe Fides (Fides, Éditions La Presse, Fides Éducation).
La confiance, c’est aussi celle de mes consœurs et confrères éditeurs qui m’ont élu à la tête de leur association, deux fois plutôt qu’une. Dans ce cas, le prof de mon adolescence a peut-être vu juste : pape ou bandit…;) Un mot de reconnaissance à Ginette Péloquin qui est celle par qui je suis arrivé au Conseil d’administration de l’ANEL, puis à sa présidence. C’est elle qui avait soufflé mon nom à l’oreille de Richard Prieur, alors directeur général. J’en profite aussi pour remercier ma successeure à la présidence de l’Association, Geneviève Pigeon, qui a pris le relais avec aplomb, justesse et compétence. Et puis, il y a toutes les autres organisations au sein desquelles je me suis engagé : Copibec, BTLF, Centre canadien du livre jeunesse, Sommet TD pour la lecture… Tout cela, au nom de la défense et la promotion de la lecture, du livre, de l’édition et de la liberté d’expression. Je n’ai aucun mérite; ça m’a rendu heureux.
Je m’en voudrais de ne pas saluer mes proches, parents et amis, qui se sont déplacés ce soir pour assister à cet événement. Vous le savez, vous êtes le Fluctuat nec mergitur de mes jours. Et les flots sont bien agités. Je dois beaucoup à France, ma conjointe, qui m’a accompagné dans les méandres de ma carrière tout en assumant ses lourdes responsabilités professionnelles et la charge conjointe de la vie familiale. Entre amour et humour, nous avons tracé une voie au bonheur de vivre.
Je conclus.
Je remercie le conseil d’administration du Salon du livre de Montréal d’avoir choisi de m’attribuer le prix Fleury-Mesplet 2024. Ce faisant, j’exprime ma reconnaissance au comité du Prix et à ceux qui ont soumis ma candidature. Nancy Lauzon, directrice générale par intérim de Groupe Fides, et Pierre Cayouette, jusqu’à tout récemment directeur de l’édition des Éditions La Presse, m’avaient demandé l’autorisation de présenter ma candidature, ce que j’avais accepté sans conviction. Il y a tellement de gens méritants dans notre profession. Pourquoi moi? Une fois de plus, l’adolescent en moi qui est toujours bien vivant s’étonne de ce qui lui arrive.
Aux jours de vague à l’âme (et il n’en manque pas), je me souviendrai de cette soirée, du bonheur d’être avec vous, collègues, consœurs, amis et proches de ma famille.
Et si, d’autres jours, j’étais tenté de m’enorgueillir d’un tel honneur, je me rappellerais ce qu’écrivait un biographe de Fleury Mesplet, homme du 18e siècle; je résume :
« Il fut un imprimeur remarquable, un mauvais administrateur et un éditeur médiocre ». Pour un personnage dont le nom sera désormais attaché au mien, avouez que cela remet la modestie dans de justes proportions!
Mesdames, Messieurs, je vous souhaite une belle soirée!
Jean-François Bouchard, le 27 novembre 2024
Photo : Laurence Labat